2 ans auparavant, L'Annonce

Après l'explosion à Tycho, que les autorités avaient décrite comme un attentat nucléaire, mais dont les tenants et aboutissants restaient inexpliqués, Lise avait vécu deux heures d'angoisse avant de recevoir un message de Morgan lui annonçant qu'elle allait bien, qu'elle avait quitté Tycho avant la catastrophe et qu'elle était sur le retour. La nouvelle de l'Annonce tomba deux jours plus tard. Au moment où l'information fut révélée, Lise et Esmeralda venaient de dîner après un appel de Morgan et elles paressaient dans le salon. Lise écoutait de la musique, surfant simultanément. Esmeralda jouait à ses pieds. L'IA de la maison attira l'attention de Lise par un petit carillon. Au même instant, Lise fut assaillie par une avalanche de messages l'exhortant à consulter les canaux d'information. L'IA projeta le texte de la dépêche officielle originale au mur. L'ayant lue, Lise se couvrit la bouche d'une main. Elle aurait voulu que Morgan soit à leurs côtés. L'ampleur des conséquences paraissait inimaginable. Une sorte de vertige sembla perturber le passage du temps. Esmeralda le ressentit. La petite regarda Lise, aux aguets, et lâchant ses jouets elle vint en tendant les bras vers Lise qui la prit contre elle sans rien dire. D'énormes objets filaient vers le système solaire. L'estimation de leur taille flanquait froid dans le dos. S'ils avaient été naturels, on aurait parlé d'un essaim de planétoïdes, mais la probabilité qu'il s'agisse d'un phénomène naturel était unanimement donnée comme nulle par tous les experts. L'estimation de leur vitesse donnait la date de leur arrivée : il restait cinq ans. L'évènement se trouva un nom, on l'appela d'emblée « l'Annonce » et sa date fut aussitôt identifiée comme une date clé de l'Histoire de l'Humanité, comme la Découverte du Feu et celle du Fer, la crucifixion de Jésus Christ et la détonation de la bombe d'Hiroshima. Le plus surprenant était en réalité le manque de surprise véritable. Du point de vue de la vérité scientifique, depuis le Théorème de Schwartz et la Découverte des Artefacts, l'idée que l'homme n'était pas seul dans l'univers avait largement fait son chemin dans les esprits, dans les raisonnements, dans les enseignements. Pourtant, l'éloignement inimaginable et le temps subséquent qu'il fallait pour parcourir le gouffre interstellaire avaient créé une distanciation intellectuelle que cette nouvelle détruisit en quelques heures. Alors, comme un barrage qui lâche en dévastant la vallée en aval, les conséquences furent dramatiques. Bien entendu, l'homme n'était pas seul dans l'univers. Mais, tandis qu'on avait cru que les voisins étaient tellement lointains qu'ils en devenaient virtuels, on découvrait soudain que bien au contraire, non seulement ils étaient dans le domaine du réel, mais ils promettaient aussi de venir bouleverser le quotidien. Ce jour là, les chaînes d'information rapportèrent l'émoi immense que cette nouvelle provoqua partout où il y avait des hommes. On leur fabriqua un nom : les Arrivants. Finalement, ce nom qui aurait pu paraître trop simple s'avéra parfait. Il reflétait l'ampleur des incertitudes, car on ne savait rien d'autre : ils arrivaient. Comme il n'y avait aucun risque d'incertitude, sauf dans un quiproquo burlesque, le nom resta. Et, du coup, l'annonce de leur arrivé devint simplement : « l'Annonce » et ce fut surtout ce terme que tout le monde se mit à utiliser : il y avait l'avant Annonce, et l'après.

Ce soir là, quand Esmeralda se fut endormie dans les bras de Lise, celle-ci coupa la télévision, car les commentaires étaient certes aussi divers que les commentateurs, mais les propos y tournaient en rond. Au total, il y avait les faits bruts, vérifiés, indéniables et ensuite deux théories, toutes deux connues de très longue date. D'un côté, celle de Schwartz, traduite dans les nouvelles par des déclarations galvanisantes des responsables de la défense spatiale. De l'autre côté, on trouvait les optimistes qui voulaient voir en cet évènement le début d'une ère nouvelle pour l'humanité. Ces derniers avaient de toute évidence raison sur le fait que plus jamais rien ne serait comme avant, mais Schwartz et vingt ans d'intenses recherches mathématiques leur donnaient tort quant à l'espoir que la visite puisse être amicale. D'ailleurs, pour les défenseurs de l'hypothèse Schwartzienne, la taille colossale des objets en approche démentait à elle seule l'hypothèse d'une mission culturelle. En effet, on se doutait qu'une civilisation assez évoluée pour traverser les distances interstellaires savait coder l'information efficacement. Or, à l'aune des dernières technologies humaines, toute l'information jamais crée ou récoltée par l'homme pouvait ultimement être contenue dans une sphère de quelques mètres de diamètre. Le téléphone de Lise sonna : Morgan.

— Je suppose que tu as vu les nouvelles.

— Tu savais, n'est-ce pas ?

Morgan eut un petit rire désabusé.

— Oui, je l'ai su avec un petit peu d'avance, mais je ne pouvais pas t'en parler, pas sur ces lignes.

Lise savait que Morgan penchait pour Schwartz et Lise avait pris le parti de la suivre.

— Que va-t-il se passer maintenant ?

— On va leur monter un comité d'accueil à la hauteur.

— Tu crois qu'on pourra leur tenir tête ?

— Je crois que s'il y a une chose pour laquelle les hommes ont prouvé à maintes reprises qu'ils étaient remarquablement pleins de ressources, c'est la guerre.

— Et Exodus ?

— Ils vont accélérer les travaux et avancer la date du départ, d'après les dernières déclarations des hauts responsables de l'ASI, il faudrait qu'Exodus parte avant deux ans, et le plus tôt serait le mieux, pour diminuer la probabilité qu'il soit détecté et poursuivi.

— Qu'elles sont les chances que tu en sois ?

Morgan fit la moue.

— Très faibles.

— Qu'est-ce qui va changer pour toi ?

— De nombreuses choses vont changer, on s'attend à des annonces importantes dès demain. Le projet de construire à grande vitesse un autre Exodus pourrait être annoncé. En fait, on sait déjà que les ressources attribuées à l'Espace vont exploser. Les pessimistes s'attendent à un décuplement. Les optimistes prétendent qu'un facteur cinquante est possible. Pour les pragmatiques et les techniciens comme moi, le problème clé va être de gérer une croissance aussi forte. Pour les politiques, la question fondamentale est celle de la priorité. Les militaires veulent privilégier le système de défense. Les autres veulent privilégier la survie en cas de défaite. Il y a déjà de nombreux projets d'abris profonds aussi bien sur la Terre que sur la Lune, mais personne ne se fait beaucoup d'illusions sur les chances à long terme que l'humanité puisse ressortir de ces abris pour rebâtir. Si les abris doivent servir, c'est que Schwartz avait raison, et si c'est le cas, les simulations indiquent que l'ennemi fera en sorte de nous massacrer jusqu'au dernier, y compris en laissant des dispositifs de garde pour éliminer plus tard d'éventuels survivants qui se seraient bien cachés. Ces hypothèses sont d'ailleurs confirmées par les militaires eux-mêmes, car c'est ce qu'ils feraient s'ils devaient attaquer un autre système.

Lise ouvrit de grands yeux.

— Je ne savais pas qu'on en était là.

Morgan haussa les épaules.

— En bonne logique militaire, c'est ce que je ferais aussi.

Lise se mordit les lèvres. Dans la bouche de Morgan, une telle affirmation sonnait comme un arrêt de mort. Morgan reprit :

« Du coup, l'essaimage hors du système solaire est une composante essentielle du plan de survie et il n'en existe que deux formes : les expéditions lourdes du type Exodus ou de petites sondes porteuses de quelques précurseurs biologiques. Dans le premier cas, c'est l'Homme que l'on peut espérer sauver de la disparition. Dans le second cas, c'est une vie aux caractéristiques plus ou moins proches de celle qui existe sur Terre, selon les échantillons transportés. Ce deuxième type de projet est assez peu coûteux et des centaines de sondes de ce genre vont être lancées. On pourrait en construire des milliers. Le vrai débat sera sur la construction d'un Exodus supplémentaire. L'argument principal des détracteurs de ce projet sera à coup sûr que, avec un temps de construction aussi court, le départ se fera sous les yeux des envahisseurs et le risque subséquent de voir cette mission poursuivie et détruite est donc trop élevé pour en valoir le coût.

— Mais toi, dans cette histoire ? demanda Lise.

— De toute façon... commença Morgan, puis elle ralentit en regardant sa fille endormie sur les genoux de Lise : je ne partirais pas sans vous.

Lise écarquilla les yeux.

— Nous ?

— Tu crois que je pourrais partir avec Esmeralda en te laissant sur Terre ?

— Je ne suis qu'une vieille femme.

Morgan la regarda et sourit.

— Je connais ce couplet, oublie-le. Tu n'as pas à te poser de questions : ma décision est prise, ce sera tout ou rien.

Lise objecta :

— Est-ce qu'il y a la moindre chance qu'ils me sélectionnent moi aussi ?

Morgan haussa les sourcils.

— Pas par le processus sélectif actuel. Le voudrais-tu ?

Lise frissonna.

— Je ne sais pas, franchement, je ne sais pas, je ne parviens pas à imaginer te voir partir. Mais je ne peux pas imaginer quitter tout cela non plus, fit-elle en désignant l'entourage d'un geste large. Surtout pour m'enfermer dans ce qui n'est somme toute qu'une grosse boîte en fer. Mais... si ces choses viennent faire à la Terre ce que les pessimistes pensent, et si nous n'arrivons pas à les arrêter, alors cet argument, je suppose, perd beaucoup de son sens, n'est-ce pas ?

Morgan haussa les sourcils.

— Peut-être. Peut-être pas. C'est toi qui m'as fait découvrir l'importance de savoir aussi vivre l'instant présent. C'est bien ce que tu enseignes aux gens condamnés par une maladie, n'est-ce pas ? Après tout, même s'il ne nous reste que cinq ans à vivre, est-ce que ce sera si terrible si nous savons vivre chaque seconde de chaque jour ?

Elle resta silencieuse quelques instants avant de reprendre.

« Et c'est pour cela que je ne partirai pas sans vous, ajouta-t-elle sereinement. Mais, vois-tu, il y a une idée qui me fait grincer des dents par avance : c'est celle que nous pourrions être toutes les trois, dans cinq ans, à attendre passivement la mort.

Elle regarda Lise avec une candeur sombre que celle-ci décoda : Morgan avait déjà pris sa décision. Elle avait résolu qu'elle ferait tout pour être en première ligne, dans l'espace. Faire payer la peau de l'humanité le plus cher possible. Aussitôt, des larmes vinrent aux yeux de Lise. Elle regarda Morgan avec une admiration sans bornes : il fallait des gens comme elle pour prendre position où cela en valait la peine. En l'occurrence, aux commandes d'un vaisseau de défense du système solaire. Et il était venu d'emblée à l'esprit de Lise que cela signifiait à coup sûr que ses chances d'en revenir étaient très faibles. Elle se mit à pleurer à chaudes larmes.

Morgan fit une moue navrée, elle aurait voulu pouvoir tendre la main pour caresser le visage de Lise.

« Ne pleure pas, dit-elle doucement, mais Lise n'était pas capable de s'en empêcher. Elle continua à pleurer, bouleversée par cette révélation, par la certitude implacable de la logique qui y menait. Cinq ans. Au mieux, il leur restait cinq ans.